X
UN CAPRICE D’ENFANT

Le carré spacieux de la Destinée les changeait agréablement de l’exiguïté du brick. Malgré tout ce qu’il venait d’endurer, Bolitho se sentait parfaitement réveillé et se demandait même ce qui lui valait ce sursaut d’énergie.

La frégate avait remorqué le Rosario toute la journée. Les hommes de Palliser et les blessés avaient été transférés sur la Destinée, les embarcations faisaient des allées et venues incessantes pour transférer les hommes et le matériel dont le brick avait besoin. Il fallait établir un gréement de fortune et exécuter un minimum de réparations pour lui permettre de rejoindre un port.

Dumaresq était assis à son bureau devant un monceau de papiers et de cartes saisis à bord du Rosario. Il avait ôté sa veste, sa chemise était largement ouverte, son foulard défait : bref, il ressemblait à tout sauf au capitaine d’une frégate.

— Vous vous êtes bien comporté, monsieur Palliser – et levant les yeux vers Bolitho : Vous aussi.

Bolitho songeait à toutes les occasions où Palliser et lui-même s’étaient fait houspiller sans ménagement par le capitaine.

Le capitaine repoussa les paperasses et se laissa aller dans son fauteuil.

— Nous avons eu cependant beaucoup trop de morts, et l’Héloïse est perdue. Mais vous avez fait exactement ce qu’il fallait, monsieur Palliser, vous avez agi en brave. Je vais envoyer les hommes de l’Héloïse sur le Rosario. D’après tout ce que j’ai pu lire, ils ne sont pour rien dans ce qui s’est passé. Ils ont été recrutés ou embarqués par ruse, et ils étaient au large depuis longtemps quand ils ont découvert le pot aux roses. Triscott s’est arrangé pour qu’il en soit ainsi. Donc, nous allons les confier au Rosario.

— Mais, continua-t-il en pointant le doigt sur son second, vous choisirez cependant les meilleurs pour combler nos propres pertes. Le service du roi risque de les changer passablement…

Palliser se pencha pour prendre un verre de vin.

— Et Egmont, monsieur ?

Dumaresq poussa un long soupir.

— J’ai ordonné qu’il soit conduit ici avec sa femme avant la tombée de la nuit : le lieutenant Colpoys s’en occupe. Je voulais qu’Egmont reste le plus longtemps possible sur le brick, pour voir tous ces morts victimes de sa félonie.

Il regarda Bolitho.

— Notre bon chirurgien m’a déjà parlé de ce bâtiment que vous avez vu quitter Rio en catimini. Tant qu’il se cachait, Egmont était en sûreté, mais celui qui a ordonné l’attaque du Rosario voulait évidemment le voir mourir. D’après ses cartes, le brick faisait route vers Saint-Christophe. Egmont était prêt à payer n’importe quoi pour éviter toute escale intermédiaire.

Il eut un petit sourire.

— Et j’en conclus que Sir Piers Garrick s’y trouve ; la chasse est bientôt terminée. Avec le témoignage d’Egmont, et il ne peut plus guère s’y refuser à présent, nous allons mettre ce pirate hors d’état de nuire une bonne fois pour toutes.

Bolitho était tout ouïe.

— Les Antilles ont vu naître bien des fortunes. Pirates commerçants, négriers, soldats de fortune, ils sont tous là. Et quel meilleur endroit nos ennemis de toujours pourraient-ils rêver pour fomenter leurs mauvais coups ?

Mais il était temps de redescendre sur terre.

— Monsieur Palliser, faites achever les transbordements sans trop tarder. J’ai conseillé au Rosario de rejoindre Rio. Le patron pourra raconter son histoire au vice-roi, ce que je n’ai pas eu l’occasion de faire. À l’avenir, il saura que la neutralité n’est pas une attitude à sens unique.

Palliser et Bolitho se levèrent.

— J’ai bien peur que nous ne soyons à court d’eau douce. Mr Codd a trouvé toute la viande et les légumes nécessaires, mais il faudra refaire de l’eau ailleurs.

Quand ils furent sortis, Palliser dit à Bolitho :

— Je vous dispense provisoirement de votre service. Allez vous coucher et reposez-vous tant que vous le pouvez.

Mais Bolitho avait autre chose à demander.

— Eh bien ?

— Je – je me demandais ce qu’il allait advenir de Sir Egmont – il essayait de garder un ton aussi neutre que possible… Et de sa femme ?

— Egmont est un insensé. En ne faisant rien, il a aidé Garrick qui assistait à son tour les Français de la Martinique pour les monter contre nous. Cela rend son cas particulièrement grave. Pourtant, s’il lui reste un fond de jugeote, il racontera au capitaine tout ce qu’il sait. Mais c’est un homme perdu, et il le sait certainement.

Et il s’éloigna du pas d’un homme frais et dispos. Il portait toujours sa vieille veste de mer, maintenant décorée d’une large traînée rouge sur l’épaule, là où il avait posé son épée.

— Monsieur, j’aimerais proposer Stockdale pour une promotion, fit Bolitho.

Palliser s’arrêta et dut baisser la tête sous un barrot pour le voir.

— Vraiment ?

Bolitho soupira : le vieux Palliser reprenait le dessus.

— J’y ai déjà pensé, reprit Palliser. Vous savez, Bolitho, il faudrait vous décider à réfléchir un peu plus vite, désormais.

Bolitho sourit, soulagé, en dépit de ses membres qui lui faisaient mal de partout et de la confusion créée dans son esprit par le baiser d’Aurore.

Il se dirigea vers le carré, où Poad l’attendait comme un héros.

— Asseyez-vous, monsieur, je vais vous chercher à boire et à manger – et se penchant vers lui : J’suis bien content de vous voir ici sain et sauf, vous savez !

Bolitho s’affala dans un fauteuil, mort de fatigue.

Mais la vie continuait à bord. Il entendait les piétinements habituels, les bruits des palans. Les marins et les fusiliers étaient habitués à obéir et à garder leurs réflexions pour eux. Demain, le Rosario allait les quitter, son odyssée ferait le tour de la ville. Les hommes se raconteraient mille fois l’histoire de cet Anglais qui avait passé des années chez eux dans un exil volontaire, de sa femme ravissante. Ils raconteraient aussi les aventures de cette frégate et de son capitaine qui s’était enfui une belle nuit comme un assassin.

Bolitho regardait le plafond, attentif aux bruits du bord, au clapotis de l’eau. Lui du moins appartenait à la race des privilégiés, de ceux qui connaissent toutes les ficelles. Et bientôt, très bientôt, elle serait là.

Lorsque Poad revint avec une assiette de viande et un pichet de madère, le lieutenant dormait profondément, les jambes étendues n’importe comment. Son pantalon était tire-bouchonné, ses bas à moitié baissés, tous ses vêtements couverts de sang. Ses cheveux mouillés étaient plaqués sur le front, et on voyait une grosse ecchymose à sa main droite, celle qu’il s’était faite en serrant si fort sa garde.

« Comme il fait jeune quand il dort, se dit Poad, quelle innocence ! » Si jeune et, dans ces rares moments de paix, comme sans défense.

Bolitho arpentait lentement le tillac, prenant soin sans y penser d’éviter les manœuvres et les taquets d’artimon. Le soleil allait se coucher, cela faisait déjà vingt-quatre heures qu’ils avaient abandonné le Rosario à son sort. Le brick était dans un état épouvantable, et l’invraisemblable fatras qui lui servait de voiles n’arrangeait guère son aspect général. Il lui faudrait certainement plusieurs jours pour rejoindre un port.

Les fanaux se reflétaient dans l’eau au-dessus du safran. Bolitho s’arrêta un instant pour admirer les dernières lueurs du couchant. Il essayait de s’imaginer la salle à manger du capitaine : elle s’y trouvait avec son mari. Et comment se sentait-elle à présent ? Que savait-elle au juste ?

Bolitho l’avait entr’aperçue un bref instant lorsqu’elle était montée à bord avec son mari et un petit monceau de bagages. Elle l’avait vu qui la regardait du haut de la coupée, avait même esquissé un petit geste de sa main gantée, mais le geste était resté inachevé. On aurait dit un signe de soumission, presque de désespoir.

Il leva les yeux pour vérifier les vergues, les huniers devenus soudain plus sombres et qui se détachaient encore sur fond de nuages. Le ciel avait été ainsi toute la journée. Ils faisaient cap au nord-nordet, assez au large pour éviter une mauvaise rencontre ou pour décourager un poursuivant.

Les hommes de quart se livraient à leurs tâches de routine : inspection des espars, du courant et du dormant. Il entendait monter la mélopée d’un marin s’accompagnant au violon, les conversations à voix basse des hommes qui attendaient le souper.

Bolitho interrompit ses allées et venues et alla s’appuyer à un filet. La mer était déjà toute sombre sur bâbord, on ne distinguait plus que les trains de houle qui gonflaient doucement avant de passer sous la quille de la Destinée, dans une lente procession sans fin.

Il laissa son regard errer sur les canons saisis derrière leurs sabords, les haubans et le gréement, la silhouette claire de la figure de proue. Il eut un frisson en imaginant soudain que c’était Aurore qui tendait le bras vers lui et non vers l’horizon.

On entendit un homme éclater de rire, l’aspirant Lovelace réprimandant un marin de quart qui avait certainement l’âge d’être son père. Sa voix haut perchée ajoutait encore au comique de la situation. Lovelace s’était vu infliger quelques corvées par le second pour avoir rêvassé pendant les quarts de nuit au lieu de faire ses devoirs de navigation.

Bolitho se souvenait de sa jeunesse, de ses propres efforts, lorsqu’il fallait se tenir éveillé et réviser les leçons du maître pilote. Tout cela était si loin : les odeurs, la pénombre de l’entrepont et du poste des aspirants, tous ces chiffres et ces calculs incompréhensibles, à la lueur d’une mauvaise chandelle fichée dans une vieille coquille d’huître.

Et pourtant, il se revoyait comme si c’était hier. Contemplant les voiles, il n’en revenait pas : si peu de temps, et il avait franchi un pas aussi énorme. Autrefois, il était tout bonnement tétanisé à l’idée de seulement prendre la responsabilité du quart. Maintenant, il savait quand et à quel propos faire chercher le capitaine, et lui seul. Plus de lieutenant ni de pilote à qui demander aide ou assistance. Tout cela appartenait désormais au passé, à moins qu’il ne commît quelque erreur désastreuse qui lui enlèverait brutalement tout ce qu’il avait si péniblement acquis.

De fil en aiguille, Bolitho en vint à faire un examen de conscience plus approfondi. Il avait été terrorisé lors qu’il avait cru qu’il partait au fond avec l’Héloïse – il ne se souvenait pas d’avoir éprouvé une telle peur de sa vie. Et pourtant, il en avait vu, des combats, depuis l’âge de douze ans lorsque, aspirant à son premier embarquement, il avait claqué des dents en entendant pour la première fois la bordée épouvantable du vieux Manxman.

Et il avait eu le temps d’y penser et d’y repenser dans la solitude de sa chambre : comment ses camarades prenaient-ils la chose, comment le jugeaient-ils ?

À vrai dire, aucun d’entre eux n’avait eu l’air d’y prêter attention jusqu’ici : Colpoys, avec son air perpétuellement las, Palliser, aussi impénétrable que jamais, pris par la routine du bord. Rhodes cependant était plus attentionné ; tout ce qui s’était passé sur l’Héloïse puis sur le brick lui avait peut-être fait une impression plus forte qu’il n’y paraissait.

Il avait tué ou blessé un certain nombre de gens, il en avait vu bien d’autres tailler en pièces leurs adversaires sans que cela leur fit ni chaud ni froid. Mais comment s’y habituer ? L’haleine d’un homme contre votre visage, la chaleur de son corps alors qu’il tentait de briser votre garde, son air de triomphe quand il croyait vaincre, son épouvante quand il sentait une lame lui passer au travers du corps…

— En route nord-nordet, annonça l’un des deux timoniers.

Bolitho se retourna à temps pour voir l’immense silhouette du capitaine émerger de la descente. Dumaresq avait beau trimballer une énorme carcasse, il se déplaçait avec la discrétion d’un chat.

— Tout est tranquille, monsieur Bolitho ?

— Oui, monsieur, tout va bien.

Le capitaine sentait le brandy, il venait sans doute de terminer son souper.

— Nous avons encore de la route à faire.

Dumaresq se pencha un peu sur les talons pour admirer les première étoiles et observer les voiles.

— Alors, vous vous êtes remis de vos petites aventures ?

Bolitho se sentit mis à nu : on aurait dit que le capitaine lisait dans ses propres pensées.

— Oui, monsieur, je crois que oui.

Mais Dumaresq insista :

— Vous avez eu une petite frayeur, n’est-ce pas ?

— Pendant un moment, oui, fit-il en acquiesçant.

Il se souvenait encore de ce poids terrible qui lui écrasait le dos, du grondement de l’eau qui s’engouffrait dans la coque.

— C’est bon signe, répondit le capitaine, ne devenez jamais trop dur. C’est comme l’acier de mauvaise qualité, ça finit par casser un beau jour.

— Nous garderons les passagers à bord tout du long, monsieur ? demanda prudemment Bolitho.

— Au moins jusqu’à Saint-Christophe. Une fois là-bas, j’ai l’intention de demander l’aide du gouverneur et d’envoyer un message à l’amiral, sur place ou à Antigua.

— Et ce trésor, monsieur, vous pensez que nous avons une chance de le récupérer ?

— En partie tout au moins, mais j’imagine que ce ne sera pas exactement sous la forme initiale. Il y a de la rébellion dans l’air, et cela depuis la fin de la guerre. Tôt ou tard, nos ennemis héréditaires nous tomberont dessus.

Il se retourna pour le regarder dans les yeux.

— A propos, j’ai lu quelque chose sur le compte de votre frère lorsque nous étions à Plymouth. Il s’est battu contre une espèce de Garrick, si j’ai bien compris ? Il a tué un homme qui tentait de s’enfuir aux Amériques, un homme extrêmement respectable mais qui s’est finalement révélé aussi pourri que le premier traître venu.

— C’est exact monsieur, répondit tranquillement Bolitho, j’étais avec lui.

— Vraiment ? fit Dumaresq avec un petit rire, on n’en disait pourtant rien dans la Gazette. Votre frère avait sans doute envie d’en retirer toute la gloire ?

Et il tourna les talons avant que Bolitho eût seulement le temps de lui demander quelle relation existait entre cette histoire et le mystérieux Sir Piers Garrick.

— Je vais jouer aux cartes avec Mr Egmont, ajouta le capitaine. Le chirurgien est d’accord pour être son partenaire, et je jouerai avec notre brave fusilier. Nous arriverons peut-être à vider l’une des cassettes de Mr Egmont avant de mouiller devant Basse-Terre !

Bolitho poussa un profond soupir et se dirigea lentement vers la lisse de la dunette. Encore une demi-heure avant la relève : quelques mots pour la suite à Rhodes, et il pourrait regagner le carré.

Mais il entendit soudain Yeames s’adresser à quelqu’un, avec une politesse qui ne lui était guère coutumière :

— Je vous souhaite bien le bonsoir, mesdames.

Bolitho sentit son cœur battre la chamade : elle s’avançait lentement le long du tillac, le bras passé dans celui de sa servante.

— Laissez-moi vous aider !

Bolitho traversa le pont et prit la main qu’elle lui tendait. Il devinait à travers le gant la chaleur des doigts, la finesse du poignet.

— Venez donc au vent, madame, il y a moins d’embruns et la vue est plus belle.

Elle se laissa faire et le suivit sur le pont incliné. Bolitho sortit son mouchoir qu’il enroula autour du filet à hamac.

Et il lui expliqua que ce mouchoir était destiné à lui épargner une tache de goudron ou de tout autre de ces produits répugnants que l’on trouve sur un navire.

Elle s’approcha du filet et resta là à contempler rêveusement l’immensité de la nuit. Bolitho humait éperdument le bonheur inestimable de son parfum.

— Nous avons une longue route à faire avant d’atteindre Saint-Christophe ? fit-elle enfin.

Elle s’était tournée vers lui, mais ses yeux restaient cachés dans l’ombre.

— A en croire Mr Gulliver, madame, nous en avons pour deux bonnes semaines. Cela représente une distance d’un bon trois mille milles.

Ses dents brillaient : était-ce du dépit, de l’impatience ?

— Un bon trois mille milles, lieutenant ? Je vois.

On entendait à travers les claires-voies le gros rire de Dumaresq et Colpoys qui lui répondait on ne sait quoi. Mais cela avait visiblement à voir avec la partie en cours.

Elle aussi avait entendu.

— Vous pouvez nous laisser, ordonna-t-elle à sa servante, vous avez eu une rude journée. Elle a passé toute son existence sur le plancher des vaches, ajouta-t-elle en la regardant s’éloigner, autant dire qu’elle se sent perdue à bord d’un navire.

— Que vas-tu devenir, lui demanda Bolitho, après tout ce qui s’est passé ?

Elle tressaillit en entendant Dumaresq éclater de rire.

— C’est de lui que cela dépend. Mais, ajouta-t-elle en regardant Bolitho, cela t’importe tant ?

— Tu le sais bien, lui répondit-il, je me fais un sang d’encre.

— Vraiment ?

Elle s’approcha un peu et lui prit le bras.

— Tu es un bon garçon – elle le sentit se raidir. Je te fais mes excuses. C’est toi qui m’as sauvée alors que je me voyais déjà morte.

Bolitho sourit :

— Mais non, c’est moi qui te dois des excuses. J’ai tellement envie que tu m’aimes que cela me pousse à faire des folies !

Elle se rapprocha encore.

— Tu le penses vraiment ? Alors, je peux bien te concéder au moins cela.

— Si seulement tu étais restée à Rio, soupira Bolitho. Ton mari n’aurait jamais dû risquer ta vie de cette manière.

Elle secoua doucement la tête, et le doux mouvement de sa chevelure atteignait Bolitho comme un poignard.

— Il s’est montré bon envers moi. Sans lui, je serais une femme perdue. J’étais à Rio comme une étrangère, je suis espagnole. Lorsque mes parents sont morts, un négociant portugais était sur le point de m’acheter pour faire de moi sa femme – elle eut un fier mouvement de tête. Je n’avais que treize ans, et c’était un vrai porc !

Bolitho se sentait trahi.

— Ainsi, ce n’est pas par amour que tu as épousé ton mari ?

— L’amour ? Allons donc ! Je n’ai jamais été très attirée par les hommes, tu sais. Mais je me suis résolue à accepter cet arrangement. Je suis pour lui comme l’un de ses nombreux biens, je sers à la décoration – elle ouvrit le châle qu’elle avait pris pour monter sur le pont : C’est comme cet oiseau, tu vois.

Bolitho reconnut le bijou de rubis qu’il lui avait déjà vu à Rio.

— Je t’aime, oh, que je t’aime ! fit-il passionnément.

Elle essaya de rire, mais sans y parvenir.

— Je crois que tu en sais encore moins que moi sur l’amour – elle lui passa doucement la main sur le visage. Mais je suis sûre que tu es sincère, je suis désolée de t’avoir blessé.

Bolitho pressa violemment sa main et l’appliqua sur sa joue : elle n’avait pas éclaté de rire, elle ne s’était même pas moquée de ses avances insensées.

— Bientôt, tu vivras en paix.

— Et alors, soupira-t-elle, tu arriveras sur ton destrier pour me sauver, c’est cela ? J’ai fait des rêves de ce genre lorsque j’étais petite, mais désormais, je suis une femme.

Elle tira doucement sa main à elle et la posa sur sa gorge. Il sentait son cœur battre sous la peau si douce d’un sein ferme à souhait.

— Sens-tu comme il bat ?

Elle le fixait intensément.

— Cela, ce n’est pas un caprice d’enfant.

Elle essaya de s’écarter, mais il la retint contre lui.

— Mais à quoi bon ? Nous ne sommes pas libres d’agir à notre guise. Si mon mari s’imagine que je le trahis, il se vengera en ne disant rien de ce qu’il sait à ton capitaine – elle posa doucement un doigt sur ses lèvres : Ecoute-moi, je t’en prie ! Cher Richard, ne vois-tu pas ce que cela signifierait ? Mon mari serait jeté dans quelque obscure prison anglaise pour y attendre le jugement et la mort. Et moi, sa femme, je serais sans doute emprisonnée comme lui, ou l’on me livrerait à un autre marchand portugais, sinon pis.

Elle attendit de sentir un peu se relâcher son étreinte avant de murmurer :

— Mais ne va pas t’imaginer que je ne veux ni ne puis t’aimer.

Il y eut des bruits de voix sur le pont, Bolitho entendit un bosco qui faisait l’appel de la relève. Oh, qu’il le haïssait de venir troubler ces instants de délices !

— Il faut absolument que je te revoie ! s’exclama-t-il.

Mais elle s’éloignait déjà, sa fine silhouette se découpant comme un spectre sur l’eau sombre.

— Trois mille milles ? Lieutenant, cela fait un long chemin, chaque jour sera une nouvelle torture – elle hésita un peu… Pour toi comme pour moi.

Rhodes montait l’échelle et s’effaça pour la laisser passer.

— Quelle beauté ! fit-il à Bolitho.

Mais il vit bien qu’il valait mieux ne pas insister.

— Pardonne-moi, j’ai été stupide.

Bolitho l’attira à l’écart, loin des hommes qui venaient prendre leur quart.

— Je souffre mille morts, Stephen, je ne peux me confier à personne. Je crois bien que je vais devenir fou !

Rhodes était bouleversé par la sincérité évidente de Bolitho, par la confiance qu’il lui montrait en lui livrant son secret.

— Il faut que nous trouvions un moyen – mais son ami avait l’air plus que dubitatif. Il peut encore se passer bien des choses avant que nous soyons en vue de Saint-Christophe.

— La relève est parée, monsieur, annonça le maître de quart.

Bolitho se dirigea vers la descente, mais s’arrêta à la première marche. Il sentait encore son parfum, ou bien avait-il imprégné ses vêtements ?

— Mais que faire, que faire ? sexe lama-t-il à voix haute.

Personne ne lui répondit, hormis le grondement de la mer et le grincement de la barre.

La première semaine se passa sans incident majeur, si ce n’est quelques tornades qui maintinrent l’équipage en éveil et rafraîchirent agréablement l’atmosphère.

Après avoir paré le cap Blanc, ils vinrent au nord-ouest, en direction des possessions espagnoles et des Antilles. Les périodes de calme se faisaient plus fréquentes, tout devint plus pénible.

Les réserves d’eau douce atteignaient désormais un niveau alarmant. Pas de pluie, pas d’aiguade en vue, il fallut rationner plus sévèrement encore. Au bout d’une semaine, chaque homme n’eut plus droit qu’à une pinte par jour.

Au cours de tous ces longs quarts sous un soleil de plomb, Bolitho eut peu d’occasions de voir la femme d’Egmont. Mais il se consolait en se disant que cela valait mieux, pour elle et pour lui. Il avait bien assez de soucis, et de plus sérieux : il fallut régler quelques manifestations d’indiscipline, mais cela ne dépassa pas la canne ou le coup de poing. Dumaresq était visiblement réticent à l’idée d’utiliser le fouet, Bolitho ne savait trop si cela tenait à son désir de calmer le jeu ou d’épargner ce spectacle à ses passagers.

Bulkley paraissait préoccupé, lui aussi. Trois hommes étaient atteints du scorbut, et le chirurgien semblait incapable d’enrayer la maladie, malgré la distribution régulière de jus de fruits frais.

Un jour qu’il se reposait à l’ombre de la brigantine, Bolitho avait entendu des éclats de voix chez le capitaine. Dumaresq s’en prenait violemment au chirurgien, l’accusant de ne pas arrêter les mesures nécessaires pour soigner les malades.

Mais Bulkley avait sans doute consulté la carte, et il se défendit.

— Et pourquoi pas la Barbade, capitaine ? Nous pourrions mouiller devant Bridgetown et faire de l’eau. Celle qui nous reste est pleine de vermine, et je ne puis répondre de la santé des hommes si vous persistez à les traiter de cette manière !

— Allez au diable ! Et croyez-moi, je vous apprendrai à qui en répondre ! Je n’irai pas à la Barbade pour clamer à la face du monde ce que nous sommes en train de faire ! Faites votre devoir, et laissez-moi faire le mien !

Au dix-septième jour après qu’ils eurent laissé le Rosario, le vent refit enfin son apparition. Sous toute sa toile et bonnettes établies, la Destinée bondit comme un pur-sang qu’elle était.

Mais il était sans doute déjà trop tard pour prévenir l’explosion qui couvait, et ce fut comme une réaction en chaîne. Slade subissait toujours le ressentiment de Palliser qui lui mettait sans cesse des bâtons dans les roues et voyait même s’éloigner tout espoir de promotion. Le maître pilote s’en prit un jour à l’aspirant Merrett, sous prétexte qu’il s’était trompé dans ses calculs de méridienne. Merrett avait surmonté sa timidité des débuts, mais n’avait tout de même que douze ans. Se faire rabrouer ainsi devant des matelots et en présence des deux timoniers était plus qu’il n’en pouvait supporter, il éclata en sanglots.

Rhodes était de quart, il aurait pu intervenir. Mais il décida de ne pas broncher et gagna le bord au vent, le chapeau enfoncé jusqu’aux oreilles, sourd aux plaintes de Merrett.

Bolitho était sous le grand mât, occupé à surveiller quelques-uns de ses gabiers qui changeaient une poulie en haut de la hune. Il avait suivi toute la scène.

Stockdale se tenait à côté de lui.

— C’est comme une charrette trop chargée, monsieur, lui murmura – t-il, ça finira bien par lâcher quelque part.

Merrett s’essuyait les yeux et laissa tomber son chapeau. Un marin le ramassa et le lui tendit, en jetant un regard noir à Slade.

Le maître pilote réagit immédiatement :

— Mais comment osez-vous vous mêler des affaires de vos supérieurs, vous là-bas ?

Le marin, l’un des plus anciens à bord, répliqua vivement :

— Bon sang, monsieur Slade, il fait de son mieux. C’est déjà assez dur pour des gens endurcis comme nous, alors pour lui… Laissez-le donc tranquille !

Slade devint rouge de colère.

— Capitaine d’armes, hurla-t-il, saisissez-vous de cet homme ! Et, foi de moi, je veux voir son dos tout nu sur un caillebotis, ajouta-t-il en prenant les assistants à témoin.

Poynter arriva avec le caporal d’armes et ils empoignèrent l’homme.

Mais ce dernier ne renonçait pas :

— Ce s’ra comme Murray, hein ? Un bon marin, loyal et tout ça, et ils voulaient le faire fouetter, lui aussi !

Les hommes murmuraient autour de Bolitho : visiblement, ils approuvaient leur camarade.

Rhodes sortit enfin de sa torpeur devant la tournure que prenaient les événements.

— Du calme, là-dedans ! Que se passe-t-il ?

— Cet homme a osé me défier, répondit Slade, il m’a injurié ! C’est comme je vous le dis !

Il était étrangement calme et regardait le marin comme s’il allait se jeter sur lui.

— Dans ce cas… fit Rhodes, qui hésitait encore.

— Dans ce cas, monsieur Rhodes, faites mettre cet homme aux fers. Je ne veux pas d’histoire de ce genre à mon bord.

C’était Dumaresq qui était arrivé comme par magie.

Slade déglutit avec difficulté.

— Cet homme s’est mêlé de ce qui ne le regardait pas, monsieur.

— J’ai tout entendu.

Dumaresq croisa les mains dans le dos.

— Comme tout le bâtiment, j’imagine – il jeta un regard acerbe à Merrett – et cessez de pleurnicher, vous !

L’aspirant s’arrêta net, comme un automate. Il osait à peine regarder autour de lui, tout gêné.

Dumaresq se tourna vers le marin :

— Cela va vous coûter cher, Adams, une bonne douzaine de coups de fouet.

Bolitho savait bien que Dumaresq ne pouvait faire autrement que soutenir ses subordonnés, qu’ils aient tort ou raison, peu importe. Et une douzaine de coups de fouet n’étaient jamais qu’une misère, comme disaient les vieux marins.

Une heure plus tard, le chat à neuf queues fit son œuvre et s’abattit avec sa force terrible sur le dos nu du condamné. Bolitho comprit à quel point leur emprise sur l’équipage tenait à bien peu de chose, lorsqu’ils étaient si loin de toute terre.

On démonta le caillebotis et Adams fut emmené à l’infirmerie pour y recevoir le traitement traditionnel, à base d’eau de mer et de rhum. On lava à grande eau les traces de sang et la vie normale reprit son cours comme à l’accoutumée.

Bolitho avait pris le quart à la suite de Rhodes, et il entendit Dumaresq qui disait au maître pilote :

— La discipline est une chose dont nous avons tous le plus grand besoin. Mais dorénavant je ne saurais trop vous conseiller de vous tenir loin de moi !

Bolitho se détourna pour que Slade ne voie pas qu’il avait tout entendu. Mais il avait vu la tête qu’il faisait : celle d’un homme qui s’attend à un compliment et qui se retrouve soudain entre les mains du bourreau.

Toute la nuit, Bolitho rêva d’Aurore. Impossible de l’approcher, on lui avait attribué une chambre à l’arrière tandis qu’Egmont occupait une couchette spartiate dans la salle à manger. Dumaresq dormait dans la chambre à cartes, tout à côté, et le factionnaire ou le domestique veillaient à ce que personne ne vînt rendre visite aux passagers.

Allongé tout nu dans sa couchette, Bolitho s’imaginait entrant dans sa chambre et la serrant dans ses bras. Il en grognait de douleur et essayait en vain d’humecter sa bouche desséchée. L’eau douce s’était faite encore plus rare, le vin n’était qu’un bien médiocre substitut pour apaiser cette soif qui les dévorait.

Il entendit soudain des pas dans le carré, puis quelqu’un frappa à sa porte de toile. Il attrapa en vitesse une chemise et demanda :

— Qui est-ce ?

C’était Spillane, le nouveau secrétaire du capitaine. En dépit de la chaleur, il était toujours impeccable et on aurait dit que sa chemise venait d’être lavée. Comment réussissait-il à se maintenir dans cet état ? Mystère.

— Monsieur, j’ai un message pour vous, annonça-t-il respectueusement.

Il l’observait, avec ses cheveux en désordre et tout nu qu’il était.

— Un message de la dame.

Bolitho jeta un rapide coup d’œil à travers le carré : personne, les bruits habituels de la membrure et le murmure des voiles.

— Où est ce message ? fit-il à voix basse.

— Un message oral, répondit Spillane, elle n’a ni plume ni papier.

Bolitho le regarda : bon gré mal gré, Spillane trempait désormais dans cette petite conspiration.

— Je vous écoute.

Spillane baissa la voix d’un ton.

— Vous prenez le quart de quatre heures, monsieur.

Il avait une façon précieuse de s’exprimer qui le faisait paraître plus terrien que jamais.

— Exact.

— La dame montera sur le pont pour prendre l’air, si quelqu’un venait à poser des questions.

— C’est tout ?

— C’est tout, monsieur.

Spillane l’observait attentivement à la lueur du fanal.

— Vous espériez autre chose, monsieur ?

Bolitho le fixa, méfiant. Et si cette dernière remarque était un signe de familiarité, assez déplacé, une insolence destinée à tester leur nouvelle connivence ? Ou bien Spillane était peut-être seulement tendu et avait hâte d’en avoir terminé…

— Non, répondit-il enfin, merci de m’avoir prévenu.

Il se leva et resta ainsi un bon moment pour reprendre le rythme du bateau, repassant dans sa tête tout ce qu’il venait d’entendre.

Il se dirigea vers le carré et resta planté au beau milieu, sa chemise pendant à bout de bras, à rêver dans l’obscurité.

C’est là que le trouva le bosco venu le réveiller.

— Je vois que vous êtes déjà debout, monsieur, fit-il à voix basse, la relève est en cours. Nous avons une belle brise, mais la journée promet d’être chaude.

Et il s’écarta respectueusement.

Bolitho enfila son pantalon et fouilla dans ses affaires pour trouver une chemise propre. Le lieutenant dort à moitié, se dit le bosco, quel gâchis d’enfiler une chemise qui sera réduite en serpillière avant la fin du quart !

Bolitho le suivit sur le pont et releva l’aspirant Henderson sans tarder. Henderson était sur la liste d’admission au grade de lieutenant et Palliser l’avait autorisé à faire le quart de nuit tout seul.

Du coup, l’aspirant survolait presque le pont de bonheur et Bolitho imaginait fort bien ses pensées alors qu’il regagnait sa couchette dans l’entrepont. Son premier quart tout seul, il en revivait chaque seconde, ce qui avait failli mal se passer, le moment où il avait été à deux doigts de réveiller le second ou le pilote… Puis ce sentiment de triomphe à l’arrivée de Bolitho, ce premier quart qui s’était terminé sans encombre.

Les hommes de Bolitho s’activaient dans l’ombre. Le lieutenant jeta un œil au compas, vérifia l’ordonnancement des voiles, avant de se diriger vers la descente.

L’aspirant Jury était installé du bord au vent, rêvant sans doute lui aussi du jour où il serait lâché à son tour. En se retournant, il aperçut Bolitho près de l’artimon et vit une autre silhouette s’approcher de l’officier.

Les timoniers papotaient à voix basse, le bosco de quart s’éloigna un peu par discrétion.

— Hé là-bas, surveillez donc votre barre ! ordonna Jury aux deux gaillards.

Maintenant, les deux silhouettes semblaient confondues en une seule. Jury s’approcha lentement de la lisse de dunette et la saisit fermement à deux mains. En tout cas, se dit-il fièrement, c’est mon premier quart tout seul…

 

Le feu de l'action
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